ENTRETIEN. Philippe Ginestet, le dernier combat de sa carrière

Philippe Ginestet n’est plus le PDG de la marque Gifi qu’il a fondée il y a quarante-trois ans. Tout au long des derniers dix-huit mois, il s’est battu pour préserver l’entreprise, persuadé que cette dernière avait tout pour retrouver son lustre d’antan. Il a accepté dans l’intimité de sa maison villeneuvoise de nous raconter les coulisses de cet épisode forcément douloureux.

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L’Actu Quidam : Comment expliquez-vous la détresse financière dans laquelle s’est trouvée l’entreprise ?

Philippe Ginestet : On a traversé cinq années très compliquées. Ma maladie, le covid, les guerres et toutes les conséquences que ça a eu sur les prix, le transport maritime, etc. Et ce qui a fini de nous achever, c’est un problème informatique. Nous avons passé 7 mois sans informatique pour piloter correctement l’activité. Nous n’avions plus de visibilité sur les stocks. Certains produits manquaient, d’autres étaient en surstock. À cela, vous rajoutez encore une saison 2024 catastrophique au niveau de la météo. La période de l’année qui normalement est la plus importante nous a amputés de 90 M€, juste à cause du mauvais temps… Cette accumulation nous a fait beaucoup de mal.

L’Actu Quidam : Y avait-il aussi un problème de stratégie ?

P. G. : Quand on est numéro 1 pendant près de quatre décennies, que les affaires se portent bien, on n’hésite pas à tester de nouvelles idées. Et on s’est probablement un peu perdu. On a opéré une montée en gamme, on a très bien organisé nos magasins. Peut-être un peu trop. On a eu tendance à oublier ce qui avait bâti notre succès : le premier prix. On a du coup ouvert un boulevard pour un de nos concurrents. On s’est remis en question depuis, on a travaillé sur de nouvelles gammes pour retrouver cette force et on se rend compte que l’on est en forte croissance sur ces produits. La dynamique est de nouveau positive.

L’Actu Quidam : Pour garder Gifi à flots, vous avez été confronté à des choix difficiles au cours de cet épisode, au point de mettre votre fortune dans la balance…

P. G. : La solution de facilité aurait été de se placer en redressement ou en faillite de manière à effacer les dettes. C’est parfois considéré comme un bon acte de gestion et ce qui m’a été conseillé par certains. J’ai préféré faire autrement car cela aurait fait planer le risque que Gifi soit dépecé entre différentes enseignes. Par ailleurs, cela aurait probablement signifié la fin du siège à Villeneuve-sur-Lot. Et j’ai toujours dit que je protégerais Villeneuve. Ça faisait partie de mes conditions depuis le début. Ce n’était pas juste des paroles en l’air ou pour faire plaisir aux habitants. C’est pour ça que j’ai décidé de faire tapis en mettant tout mon patrimoine sur la table. Ça en a surpris plus d’un. Quand on est patron d’une société qui pèse plus d’un milliard et demi, on est très entouré mais on est bel et bien seul pour prendre des décisions qui auront de lourdes conséquences.

L’Actu Quidam : La voie empruntée semble aujourd’hui la bonne.

P. G. : Je ne pouvais pas espérer mieux au vu de la situation. Avoir des banques au capital, c’est une garantie quant à la pérennité de Gifi. Ces établissements ne s’en tiennent pas aux belles paroles de Philippe Ginestet. Ils s’appuient sur des audits qui montrent de nombreux signes positifs. Ce qui nous est arrivé est plus conjoncturel que structurel, même s’il y a des choses à améliorer. Je ne suis pas seulement animé par un espoir mais bien par l’intime conviction que Gifi va très bien se porter à l’avenir.

L’Actu Quidam : Comment vivez-vous ce moment à titre personnel ?

P. G. : C’est compliqué mais pas forcément pour les raisons que l’on imagine. Le plus dur pour moi, ce ne sont pas les questions de fortune ou d’argent, c’est de marquer cette coupure avec Gifi et de ne plus être au cœur de la machine. Au cours de l’année passée, j’ai été plongé dans chaque détail au quotidien, y compris le samedi et le dimanche. Après avoir failli perdre la vie, j’ai mesuré la chance que j’avais d’être là, en mesure de gérer ces multiples problèmes. Maintenant, je ne sais pas trop comment va s’organiser ma vie dans les prochaines années. C’est en quelque sorte un saut dans l’inconnu. Je ne veux pas m’ennuyer alors je vais me consacrer un peu plus aux activités de GPG et profiter de choses que je n’ai pas eu le temps de faire dans ma vie.

L’Actu Quidam : Votre prise de recul était-elle inéluctable ?

P. G. : Il fallait bien que ça arrive un jour et, pour tout dire, je m’y préparais depuis plusieurs années en réalité puisque j’espérais organiser la succession. Elle ne s’est pas faite. Mon fils a envie de lancer ses propres projets, ce que je peux comprendre. Et mes petits-enfants ont aussi leurs aspirations. En prenant cette décision maintenant, je voulais montrer que j’étais prêt à tout pour sauver l’entreprise. Ceux qui me succèderont à la direction des opérations feront très bien ce que je n’ai pas su faire, c’est-à-dire optimiser les dépenses. J’espère simplement qu’ils garderont à l’esprit que le commerce fonctionne quand on a le bon produit, au bon prix pour les clients. Je resterai pour ma part au conseil de surveillance en tant que président, avec sept membres.

L’Actu Quidam : Allez-vous passer de temps en temps au siège pour voir comment les choses évoluent ?

P. G. : Je crois que je n’ai même plus mon badge… Au moins, quand je passerai devant, je pourrai me dire que je me suis battu jusqu’au bout. Au tribunal de commerce, les discours du président du tribunal et des représentants du personnel resteront gravés à jamais dans mon esprit. Ce moment aurait pu être l’un des pires, il sera finalement l’un des plus beaux. Ce qu’ils ont dit est ma plus belle récompense. Je peux partir avec l’esprit apaisé.

L’Actu Quidam : Que souhaitez-vous que l’on retienne de vos années de présidence ?

P. G. : Je voudrais qu’on retienne tout le bonheur que j’ai pu partager avec mes collaborateurs, dont beaucoup sont devenus des amis. Les séminaires ont fait partie des plus beaux moments de ma vie. On faisait la fête ensemble, on faisait du sport ensemble. Tout ce que j’ai bâti se base sur le partage. C’est une très belle aventure humaine.

Comment GPG est devenu la clé de ce sauvetage ?

Connu partout en France pour ses magasins de décoration et d’ameublement, Philippe Ginestet est aussi actif sur d’autres terrains. Petit retour en arrière. En 1996, l’enseigne Gifi est passée sous LBO, faisant entrer des fonds au capital, avant d’être rapidement introduite en bourse. À cette période, les liquidités obtenues par la famille Ginestet (qui a tout racheté quelques années plus tard) n’ont pas servi à remplir le porte-monnaie de l’homme d’affaires mais à créer GPG, pour Groupe Philippe Ginestet. Cette nouvelle entité a mené de nombreuses opérations de diversification depuis sa création. La part la plus importante est de nature immobilière. Au fi l du temps, GPG s’est constitué un patrimoine très important qui se compte en millions de mètres carrés, avec des emplacements ultra-stratégiques partout en France voire des zones commerciales tout entières. O’Green à Boé en fait partie. De très nombreux magasins Gifi , mais pas seulement, sont locataires de GPG. C’est ce modèle de maîtrise foncière qui a rendu McDonald’s aussi puissant économiquement, bien plus que la vente de burgers. Avec la crise que traverse actuellement Gifi , les banques sont peu enclines à prêter de l’argent. Elles sont beaucoup moins frileuses devant la solvabilité et la rentabilité de GPG. Plutôt que de garder cette véritable machine à cash pour son compte personnel, Philippe Ginestet l’a mise en garantie. Grâce au prêt-relais qui est accordé au groupe, il va pouvoir faire ruisseler 270 M€ pour renflouer la trésorerie de Gifi.

Une conciliation hors normes

Jeudi 6 février, la phase de conciliation entre Gifi , GPG et les partenaires bancaires s’est clôturée au tribunal de commerce de Toulouse. Cette procédure permet à l’entreprise en difficulté de trouver un accord avec ses créanciers sans passer par la case redressement ou liquidation. Après cinq mois de travail, le plan révélé ces dernières semaines est enfin entériné dans les règles de l’art judiciaire. L’avocat à la manœuvre dans ce dossier n’est autre que Maître Christophe Dejean, une pointure en la matière que l’on a vu récemment aux côtés de Lucien Georgelin ou des Vignerons de Buzet. En plus de relever les « garanties hors norme accordées par Philippe Ginestet, pour réussir à assurer la pérennité de son entreprise », le conseil dépeint cette ultime audience comme un moment rare, où (ex-)PDG et salariés ont conforté leur confiance envers Gifi . Si l’emblématique fondateur de l’enseigne jaune et rouge ne s’attendait pas à des témoignages aussi positifs de ses collaborateurs dans une période de difficulté, il y voit notamment la conséquence du travail réalisé par son épouse Brigitte depuis de nombreuses années. En tant que directrice de la culture, elle assurait un lien humain étroit entre les salariés et les sphères décisionnelles. Au-delà de toutes les mesures pour définitivement redresser la barre au niveau financier, le futur président devra faire perdurer ce lien. Le nom du successeur (Philippe Brochard assurant l’intérim en attendant) sera connu dans les prochaines semaines. Après l’imbroglio autour de François de Castelnau, piste aujourd’hui abandonnée, le choix est ouvert. Philippe Ginestet confie qu’il verrait bien une femme à la tête de Gifi .

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